TRAVAILLEURS NOMADES
AU COEUR D’UNE RÉVOLUTION SOCIÉTALE
L’histoire se répète. L’homme, nomade puis sédentaire, redevient à travers la mondialisation, un nomade d’un nouveau genre.
Avec l’avancée technologique, une nouvelle forme de travailleurs émerge: connexion et mobilité la caractérisent. À quoi aspirent-ils? À l’indépendance, l’autonomie et la liberté.
À l’instar de la machine à vapeur, l’hyperconnexion révolutionne les (vieux) codes du travail. Le numérique élargit le champ spatio-temporel et fait apparaître de nouveaux usages. Le travail peut maintenant s’effectuer de partout. Le tout: avoir un objet connecté.
Qui a dit qu’il fallait s’ennuyer au bureau? Le travailleur nomade l’a bien compris. « Sans bureaux fixes », ils redéfinissent le monde du travail et bouleversent l’entreprise de demain. Cette mutation des comportements modifie aussi profondément la société dans laquelle nous évoluons. Comment? Enquête.
De quoi s’agit-il?
Le travail nomade fait référence à toutes les formes de travail accomplies ailleurs qu’au poste habituel dans l’entreprise. Il constitue déjà un phénomène conséquent et continue de se développer. Il englobe un télétravail formel, accompli depuis le domicile, et un travail mobile au contours plus flous.
Tout en conservant un poste de travail physique au sein de l’entreprise, le salarié peut utiliser les technologies de l’information et les outils de travail mobiles pour travailler depuis n’importe quel lieu. Ceci a comme incidence de rendre plus nomade le travail de nombreux salariés, qui, jusque là, était considéré comme ne pouvant s’exercer que dans les locaux de l’entreprise.
Et s’il était plus efficace de n’être que deux jours par semaine au bureau?
Selon une étude réalisée par Eurofound (Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail) et l’Organisation Internationale du Travail (OIT) en 2017, 25 % des salariés pratiquent le télétravail en France. Calquer un volume d’heure hebdomadaire à effectuer sur des horaires de présence obligatoires au bureau ne serait plus judicieux.
Intitulée « Travailler en tout temps, en tout lieu: les effets sur le monde du travail », cette étude préconise l’adoption des nouveaux outils, avec quelques précautions d’accompagnement dans leurs usages évidemment.
Selon les pays, le taux de télétravail/travail mobile, fondé sur les technologies de l’information et de la communication, varie. Les pays du Nord de l’Europe, suivis du Japon et des Etats-Unis affichent un taux élevé de salariés ayant recours à ces méthodes pour travailler.
La France fait partie de ces pays encore profondément marqués par un système de travail traditionnel. Dans le classement européen des pays selon le nombre des salariés nomades, la France se situe au 6ème rang. Le pays reste frileux quant à ce nouvel élan mais les entreprises françaises sont quand même sur la bonne voie.
Plus précisément, l’Observatoire des Evolutions des Modes de Travail Distant Arkadin, réalisé par l’IPSOS, révèle que 74% des cadres français travaillent souvent, ou parfois, depuis plusieurs endroits. Dans la même logique, ils sont presque un sur deux à exercer leur activité professionnelle depuis au moins trois lieux différents :
- 59 % à domicile
- 39 % depuis une entreprise autre que la leur : client, partenaire, fournisseur…
- 27 % depuis un lieu public comme une salle d’attente, un restaurant, les transports…
- 21 % depuis des espaces dédiés comme les espaces de co-working
Face à cette réalité, la collaboration se fait donc d’une autre manière, forcément numérique. Dans le cadre professionnel, la plupart de ces cadres utilisent, a minima une fois par mois, des outils numériques pour dialoguer avec leurs collègues. Parmi eux, 62 % accèdent à un espace de partage de document par internet, 57 % font des conférences téléphoniques et 52 % communiquent par messagerie instantanée ou chat.
En France, sur un total agrégé de 1073 métiers, 294 y sont parfaitement éligibles (27 %), 124 (12 %) y sont éligibles sous condition, 170 (16 %) y sont difficilement éligibles et 485 (45 %) n’y sont pas du tout éligibles.
Plus généralement, le travail nomade n’implique pas l’ensemble des collaborateurs de la même manière. Son acceptation, sa pratique et son développement varient selon les entreprises, les secteurs, et le niveau d’expériences des employés.
Bruno Marzloff, sociologue spécialisé dans la mobilité, explique le phénomène des travailleurs nomades.
« Est-ce du nomadisme, ou n’est-ce pas plutôt une attente d’agilité dans des organisations du temps jusqu’ici trop réglées par un siècle de Fordisme? »
D’après lui, le nomadisme représente un moment de rupture.
« Le modèle de productivité qui caractérisait une société de l’objet, de l’infrastructure, de la voiture… est désormais contestable. Sa contestation passe par un rejet de la ville actuelle. 48 % des français aspirent à vivre ailleurs, expression a minima d’un désarroi et au pire d’un rejet de la ville. Ils s’emploient, par leurs comportements, à réinventer un autre quotidien.
Aujourd’hui, les freins à la mobilité sont moins culturels que techniques. La mobilité du quotidien est définie d’une part par une sédentarité résidentielle dont il est difficile de s’extraire, d’autre part par un écartèlement croissant entre ce domicile et les ressources de la ville (et d’abord du travail). La stratégie de l’usager va être de contourner ces rigidités par de nouveaux comportements. En matière de travail, ce sont les développements du travail à distance et des équipements numériques, du télétravail, l’ubiquité du travail, les espaces de coworking, etc.
Alors les fonctions restent les mêmes, les outils changent, forcément cela créent de nouveaux types de relations. Cela a plutôt tendance à élargir le champ social et à encourager d’autres échanges, et paradoxalement à multiplier les rencontres physiques. »
En Europe, le travail mobile se développe de façon hétérogène. Les Etats membres conduisent des politiques publiques très différentes qui creusent l’écart.
En matière de modèle social, économique ou encore écologique, les pays du Nord sont souvent cités en exemple. Plein emploi, bonheur, sécurité, confiance sont les mots qui font penser à ces pays. Alors pourquoi les nordiques feraient-ils toujours mieux que les français, surtout concernant la mobilité au travail?
Le télétravail se développe plus rapidement dans les pays nordiques (Suède, Danemark, Royaume-Uni, Norvège…) où la culture managériale verticale est basée en fonction des objectifs à réaliser.
Alors que les 3/4 des salariés continuent de se rendre au bureau chaque matin en France, ils ne sont plus que la moitié à le faire en Suède.
D’après la même étude menée par Eurofound et l’Organisation Internationale du Travail (OIT), 37 % des employés effectuent un travail mobile au Danemark, 33 % en Suède et 30 % au Pays-Bas.
Un cadre législatif mieux élaboré
Dans ces pays, le cadre législatif est plus propice à la pratique d’un travail mobile. En Finlande, par exemple, la loi comprend plusieurs dispositions protectrices de la vie privée du salarié. Le Royaume Uni a initié un programme nommé « national car-free weeks » pour encourager les fonctionnaires à pratiquer le télétravail et les Pays-Bas ont changé le statut des agents territoriaux pour qu’ils puissent télétravailler convenablement.
En France, les progrès continuent lentement. Dans les ordonnances Macron signées en septembre 2017 réformant le code du travail, l’accès au télétravail se simplifie. Pour pouvoir en profiter, il ne sera plus nécessaire de signer un avenant à son contrat de travail. Surtout, la réforme contraint en partie l’employeur: si vous souhaitez bénéficier du télétravail et que votre fonction vous le permet, vous êtes en capacité de le demander. Si l’employeur s’y oppose, il devra désormais le justifier. C’est un changement de taille qui devrait faciliter le travail à domicile.
De fait, la législation des pays nordiques favorise le travail mobile mais il s’agit aussi d’une question culturelle.
Megan Bradley et Cécilia Vadé, deux jeunes femmes françaises racontent leurs expériences dans ces pays.
À 27 ans, Megan Bradley travaille en Suède. Après avoir grandi en Bourgogne, elle rejoint Bordeaux pour suivre un cursus linguistique.
À son arrivée, Megan trouve un petit job dans un restaurant turc. Pas déclarée, pas de personnummer: l’identifiant national suédois qui permet d’ouvrir un compte en banque, d’obtenir la carte nationale suédoise et la protection maladie.
Après quelques mois de «débrouille », la jeune femme rejoint l’équipe de EMG education media group à Stockholm en tant que directrice commerciale. Son rôle: aider les écoles du monde entier à recruter leurs étudiants internationaux.
«L’organisation dans l’entreprise est vraiment géniale. Au bureau, on se déplace en trottinette. C’est très cool. Tout le monde parle anglais, on a un petit déjeuner à volonté le lundi matin, le beer o’clocks tous les vendredis, une soirée le dernier vendredi du mois… La priorité est vraiment le bien-être de l’employé. S’il va bien, alors l’équipe va bien.»
Par semaine, Megan doit effectuer environ 40 heures. « Je choisis mes horaires. Personnellement, je commence à 7h30 pour finir à 16h30. » Elle a aussi le droit, à sa guise, de se déplacer si elle estime que cela vaut le coup: l’entreprise prend les frais en charge.
Au quotidien, les équipes de vente et de communication partagent le même espace, où chacun programme sa musique sur les enceintes centrales. «Tout est fait pour se sentir comme chez soi.» Personne ne se vouvoie, tout le monde se parle et partage des moments conviviaux.
Toutes les semaines, ils se réunissent pour parler de ce qu’il va et ce qu’il ne va pas.
Question salaire, rien à dire. Tous les six mois, elle a la possibilité de négocier son salaire lors d’une évaluation. «Certains râlent à cause de la météo, mais le salaire vaut le coup de rester.»
«Je m’y sens bien. C’est une mentalité de travail très futuriste comparée à la France. Et tous les avantages donnés aux parents me donnent envie d’y rester et de fonder une famille.»
Cécilia vit à Herning, au Danemark, depuis bientôt 5 ans. Après y avoir effectué un stage de fin d’année, elle n’a plus voulu en partir.
Les conditions de vie au Danemark l’ont séduit: accueil, embauche, salaire, cadre de vie… Parmi ces critères, la jeune femme retient celui de l’organisation des entreprises. «Au Danemark, les organisations sont plates. Chacun a sa place et chacun peut contribuer, s’affirmer, expliquer ses frustrations, quel que soit son statut.»
«J’ai vu des femmes de ménage convoquer tout le personnel d’une entreprise, employés et dirigeants confondus, pour demander un effort de propreté. J’aime que l’avis de chacun compte et cette égalité entre les employés.»
Elle travaille à Moneybanker, une entreprise de comparaison de crédit à la consommation, où elle se charge du marché français.
Au quotidien, Cécilia se sent proche de ses collègues. Simplement, ils s’appellent par leur prénom, même les supérieurs hiérarchiques, le vouvoiement étant réservé à… la reine. Ils partagent aussi le même espace de travail: «je pense que les espaces sans frontière sont une vision assez moderne du travail qui montre que les dirigeants sont accessibles et disponibles.»
Comme Megan, la jeune femme profite d’horaires flexibles. Selon le programme de la journée, Cécilia prend la liberté d’arriver entre 7 heures et 9 heures et de partir entre 15 heures et 17 heures.
Au sein de sa structure, il est courant d’avoir un collègue qui travaille à domicile parce qu’un enfant est malade, parce qu’il habite trop loin ou pour des questions pratiques comme un rendez-vous.
«Pour une de mes anciennes entreprises, j’ai moi-même, à ma demande, travaillé six mois depuis la France. Je communiquais tous les jours avec mes collègues via Skype et je n’ai pas senti de changement de comportement de leur part.»
Les Danois se font généralement confiance. Laisser les employés travailler depuis n’importe quel lieu en est la preuve. Le bien-être au travail est primordial dans la culture danoise. Ainsi, il est important d’être arrangeant envers ses employés.
Aujourd’hui, Megan n’imagine pas retourner en France.
L’essor des travailleurs nomades peut être expliqué par de nombreux facteurs, mais il est impossible de passer à côté de celui de la transition numérique.
Aujourd’hui, il est possible de travailler depuis n’importe quel endroit car nous sommes connectés. Le tout: avoir un objet mobile comme un smartphone, une tablette ou un ordinateur pour effectuer son travail à distance…
Pour les entreprises, l’enjeu est d’accepter et d’accomplir cette transition en douceur. Elle passe par des équipements, des nouvelles méthodes de communication, de nouveaux supports, des dispositifs de sécurité etc. La transition numérique touche toutes les entreprises, même les plus traditionnelles.
Cette notion de transition numérique a été vulgarisée. Un peu «fourre-tout», elle désigne une période charnière où les entreprises y voient une nouvelle manière de procéder. Face à un tournant clef, chacune d’entre elles l’aborde différemment, selon leur taille et leur activité.
En modifiant en profondeur l’univers numérique préexistant, cette transition amène à de nombreux questionnements.
Terminologiquement, pouvons-nous vraiment parler de transition? Sur son blog, Marie-Anne Chabin, archiviste et diplomatiste française, propose une réflexion sur ces termes qui caractérisent une société connectée.
D’après elle, l’expression transformation numérique n’engloberait qu’une partie du phénomène numérique. «Elle sonne comme une expression de techniciens, d’ingénieurs, de chefs de projet qui, au moyen de technologies innovantes, entendent modifier les processus métiers et améliorer les produits ou services.» Elle ne décrit que l’aspect technique de la réalité numérique.
Le mot transition désigne une période charnière et déterminée dans le temps par un point de départ et d’arrivée. Ici, la transition numérique caractérise donc le passage d’une société non-numérique (logiciels, stockage, données encore peu exploités) à celle où le numérique «sera une évidence pour tous.» Cependant, le terme ne convient pas car la destination de cette période n’est pas définie.
D’apres Marie-Annne Chabin, il est convenable d’utiliser l’expression de «mue numérique». Elle caractérisait au mieux cette période de dématérialisation. «La racine est celle du mouvement lent, de l’évolution, de la transformation interne, par opposition à une transformation opérée par une intervention extérieure.»
En réalité, derrière tous ces termes se trouve la même idée. Mue ou transition numérique: cette période donne naissance à ces travailleurs en quête de liberté et leur offre une multitude de possibilités stimulantes. À eux d’en tirer profit sans limite.
C’est aussi le temps d’acquérir des gestes adaptés pour «penser numérique.» Cette société ultra-connectée, vers laquelle on tend, reste une question de comportements plus qu’une question de progrès technique. Pour rendre les avancées technologiques efficaces, il faut que la population y adhère: là réside tout l’enjeu de cette transition numérique.
Pour conclure, Denis Cerisola, du cabinet de recrutement informatique Business Activ, affirme dans son vocabulaire Transition numérique et transformation digitale que « le véritable défi de la transition numérique, n’est pas externe, mais interne : elle concerne avant tout les processus et les mentalités.»
Il y a 30 ans, la question de l’aménagement du temps de travail faisait débat. Politiquement, le sujet a toujours été discuté. Pourtant, derrière le rythme de travail et l’emploi du temps se cachent des enjeux aussi bien pour le salarié que pour l’entreprise. Aujourd’hui, les moyens techniques se sont imposés comme la solution à cette problématique.
Le passage à l’ère numérique engendre un changement dans l’organisation du travail, celui-ci devenant plus mobile, distribué et collaboratif. Les attentes vis-à-vis du travail changent à mesure que les comportements évoluent. Bien-être, épanouissement personnel et équilibre de vie deviennent des enjeux majoritaires pour les salariés.
Aujourd’hui, les entreprises représentent un milieu hétérogène face à l’appréhension de la mobilité des salariés. Différences de taille, de secteur, de coûts… chacune mesure l’incidence des travailleurs nomades à leur échelle.
Pourtant, la mobilité devient un critère indispensable à leur survie.
Grégoire Epitalon est consultant à LBMG Worklabs. Cette entreprise hybride fait du conseil en entreprise sur des sujets de mobilité, des nouvelles organisations et nouveaux modes de travail: soit un accélérateur des transformations du monde du travail.
Au quotidien, il accompagne les entreprises sur la mise en place de la mobilité et sur la création d’espace de travail pour «éviter d’avoir un couloir de bureaux semblables à ceux d’hôpitaux.»
Pour plusieurs raisons non négligeables, les entreprises ont tout intérêt à prendre en compte le désir de mobilité des salariés.
Attirer les talents
Pour attirer et surtout retenir les profils intéressants, l’entreprise doit être en mesure de proposer de la flexibilité et de la mobilité dans le travail. Les jeunes diplômés les plus qualifiés, qu’on appelle «les talents», ont des nouvelles attentes et des nouvelles approches face au travail. «Le fait de pouvoir choisir quand et où je peux travailler, c’est fondamental», insiste le consultant.
Cette volonté de mobilité doit être d’autant plus respectée dans les secteurs où les diplômés se font rares. Par exemple, le marché du «traitement de données » peine à recruter leurs diplômés “data scientist” et doit répondre à leurs critères.
Cette nouvelle mentalité doit être considérée par les entreprises pour rester compétitives. «Si l’entreprise n’est pas en mesure de proposer cela, le jeune diplômé va aller voir chez Google, ou des boites qui ont compris qu’il fallait offrir le plus d’avantages possibles aux salariés.»
Les entreprises qui ne proposent pas un minimum de mobilité et d’autonomie ne peuvent pas rester attrayantes face à la concurrence et leur productivité en est affectée.
Baisser les coûts
Les coûts immobiliers représentent la deuxième dépense pour les entreprises, après les salaires.
Grégoire Epitalon considère la réduction des coûts liés à l’immobilier comme aspect essentiel à la mobilité. Aujourd’hui, beaucoup d’entreprises jugent insignifiant d’avoir des bureaux fermés de 10 m2 par salarié. Cette organisation spatiale est inadéquate avec les modes de travail qui s’affirment dans de plus en plus de secteurs.
La mobilité comme prétexte pour réduire les coûts immobilier
Cependant, le consultant se préoccupe des abus possibles: «beaucoup d’entreprises favorisent la mobilité pour baisser leur coût immobilier. Elles associent le télétravail avec le flex office pour sortir le salarié au maximum du bureau et réduire la surface.» Il faut alors trouver un juste milieu entre l’organisation spatiale pour diminuer les coûts et la présence du salarié.
Jusqu’à un certain point, la mobilité des salariés est bénéfique mais les usages abusifs risquent d’isoler la personne.
Assouplir la puissance hiérarchique
Au sein du corps de l’entreprise, la mobilité apporte de la souplesse au niveau organisationnel. En donnant plus d’autonomie au collaborateur, des modèles hiérarchiques beaucoup moins rigides s’imposent. En prouvant davantage de confiance, la barrière entre managers et managés s’assouplit et les collectifs se régulent eux-même, pour une productivité augmentée.
Booster l’innovation
Créativité et innovation sont devenues les grandes lignes des stratégies d’entreprises. De plus en plus fréquentés par les travailleurs nomades, les tiers-lieux sont ces espaces propices à l’innovation et à la créativité.
En 1989, le sociologue Américain Ray Oldenburg introduit la notion de tiers lieux. Intermédiaires entre le domicile et le travail, ils répondent à un style de vie urbain, individualisé et surtout mobile.
Dans une approche décloisonnée du monde du travail, ces espaces renforcent le rôle des salariés au sein de leurs organisations et les rassemblent autours de concepts et d’idées.
Un salarié mobile n’est pas un salarié isolé. Ces «tiers-lieux» peuvent représenter un point d’ancrage dans la vie communautaire car ils favorisent des échanges plus larges et plus créatifs dans un cadre ou les relations hiérarchiques sont abolies. De fait, ils maintiennent la sociabilité et stimulent l’innovation.
D’après Grégoire Epitalon, «pour innover, il faut créer des environnement où les gens vont se rencontrer un peu par hasard, où l’accent est mis sur la rencontre.»
Pour être innovantes, les entreprises ont tout intérêt à laisser leurs salariés fréquenter ces lieux.
Ces espaces améliorent les modes de collaboration, facilitent les croisements entre des milieux éclatés et mutualisent les connaissances et les moyens.
Pour s’adapter à ce salarié 2.0 « sans bureaux fixes », de nouvelles relations émergent au sein de l’entreprise et des défis managériaux s’imposent.
(Re)donner du sens au travail est un facteur clé de la performance des entreprises
Depuis quelques années, la qualité de vie au travail et le bien-être du salarié sont les nouvelles aspirations managériales. Aujourd’hui, créer un environnement de travail mobile et convivial est un facteur qui contribue à la performance de l’entreprise.
Comment les ressources humaines s’adaptent-elles face à ces nouveaux comportements? Comment prennent-elles en compte ce désir de mobilité et d’autonomie?
Selon une étude réalisée par l’institut de recherche Automatic Data Processing (ADP), seulement 24 % des salariés sont «pleinement ou très satisfaits» de leurs services RH. Sophie Galoo, Directrice de la Communication et de l’Ecosystème d’ADP explique ce désamour: «les nouvelles technologies et les nouveaux modes de vie ont ouvert une nouvelle ère pour les Ressources Humaines qui doivent se réinventer pour recréer du lien social et l’engagement des collaborateurs.»
Les défis humains au centre du nomadisme
Les ressources humaines doivent s’accorder avec les nouveaux désirs des salariés afin d’accompagner au mieux manager et managé dans ce nouveau fonctionnement. Dans une entreprise en perpétuels mouvements, l’humain doit être au coeur de toutes les préoccupations pour que la mobilité ne devienne pas un facteur d’isolement.
Pour cela, les Ressources Humaines doivent clairement définir ces nouveaux rôles, former les équipes au management à distance, établir de nouvelles responsabilités et introduire l’autonomie et la flexibilité dans les perspectives d’évolution.
Une forte implication au niveau du management
Le nomadisme en entreprise efface la temporalité du travail. Il affranchit les salariés de la présence physique. Il convient alors d’établir une relation de confiance entre les deux entités: managers-managés. Difficilement quantifiable, le travail nomade a besoin de s’exercer dans un cadre précis où les objectifs sont transparents. Les relations au sein de l’entreprise sont alors changeantes et la pyramide hiérarchique se tasse au profit de la confiance.
Une nouvelle fois, les entreprises n’ont pas appréhendé le virage du numérique de la même façon et les ressources humaines peinent à s’y accommoder.
Florence Roux est Directrice des Ressources Humaines à l’Office 64 de l’Habitat, une entreprise qui se charge d’aménager, de construire et de gèrer les logements destinés aux ménages à revenus modestes.
Sur plus de 200 collaborateurs aux postes très variés dans l’administratif, le technique, le juridique et le social, elle constate déjà une difficulté à maintenir le travail en transversalité. «Ils ne parlent pas forcément le même langage, même s’ils participent tous au développement de l’entreprise.» Elle appréhende alors davantage la mise en place de la mobilité. Pourtant, elle est consciente que cette dernière va devenir nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise: «par rapport au mode de vie et à la souplesse demandés, c’est quelque chose qu’il va falloir établir petit à petit, avec des phases de transition.»
Pour l’instant, l’entreprise généralise les smartphones…
Demain, des entretiens en réalité virtuelle
Des grandes firmes l’utilisent déjà: la réalité virtuelle révolutionne les Ressources Humaines. En reproduisant le monde réel existant à travers un casque ou des lunettes, toute la chaîne des RH est touchée: recrutement, gestion des carrières et des compétences, formations…Les professionnels doivent se préparer à cette évolution pour en tirer profit. Par exemple, la réalité virtuelle donne la possibilité de tester un candidat en direct lors d’un entretien. Le recruteur peut le mettre en situation de façon très concrète afin d’évaluer sa réaction et son interaction avec le milieu.
Pour Jean Mariotte, fondateur de smartVR studio, «l’expérience interactive va faire vivre au candidat différentes situations professionnelles au sein de l’entreprise. Il y fera des choix, se positionnera, ce qui permettra de réaliser son profiling.»
L’avenir, c’est donc d’utiliser la réalité virtuelle pour s’entretenir avec un recruteur connecté dans sa «room virtuelle.»
Face à cette mobilité croissante, les structures doivent veiller à préserver le sentiment d’appartenance des employés pour un bon fonctionnement global.
La culture d’entreprise constitue la base de l’identité d’une entreprise, de ses fondations. Elle met en évidence les valeurs partagées par tous les membres du groupe. Elle repose sur plusieurs piliers, qui sont partagés par l’ensemble des collaborateurs : les valeurs, les mythes, les rites et les tabous.
La culture d’entreprise est le socle commun auquel chaque salarié peut se rattacher. Il semble légitime de se demander comment la préserver quand les salariés sont de plus en plus nomades.
En France, la mobilité peut difficilement nuire à la culture d’entreprise car le cadre juridique et les retours d’expériences posent des limites aux entreprises. Les freins culturels et légaux limitent les abus.
Pour Grégoire Epitalon du LBMG Worlabs, il y a un point de basculement où la mobilité peut devenir nuisible: «quand le collaborateur est en dehors du bureau plus de 3 jours par semaine.» Ce laps de temps dépassé, le salarié risque de perdre le lien avec le collectif et l’organisation entière peut se dissoudre.
Si le salarié est moins présent dans l’entreprise, il ne travaille pas forcément de chez lui. Les espaces de coworking sont de plus en plus fréquentés par les nomades. Ils sont alors en contact avec d’autres collectifs de travail, des indépendants, des auto-entrepreneurs, d’autres salariés… «Là, cela devient super intéressant pour une entreprise qui cherche à mettre en place une culture un peu plus innovante» insiste le consultant. Apprendre au contact d’autres collaborateurs permet de faire évoluer une culture d’entreprise très hiérarchique vers plus de souplesse.
Pour Florence Roux, DRH, il s’agit de «cas par cas.» Le manque d’interaction, de présence physique peut mettre un frein au bon fonctionnement de l’organisation. De son point de vue, «il faut que la mobilité reste un relais, une souplesse qui est donnée pour un meilleur cadre de vie.»
Des outils collaboratifs pour la culture d’entreprise
Pour faire perdurer la culture d’entreprise et le sentiment d’appartenance face à la mobilité du travail, les organisations favorisent la communication et la transparence au sein de l’équipe. De très nombreuses plateformes facilitent le partage de documents et d’informations entre les salariés. Déjà largement utilisés, ces outils pallient le manque d’interaction physique entre les employés mobiles et l’espace du bureau.
Alors, pour préserver la culture d’entreprise tout est une question de dosage…
Des entreprises américaines comme IBM, Google ou encore Yahoo ont choisi de mettre fin au « home office ». Par exemple, jusqu’en mai 2017, il était possible d’être salarié chez IBM à Chicago et d’habiter sur la côte Ouest. «S’ils y ont mis fin, c’est parce qu’ils ont décidé de mettre l’accent sur l’innovation et pour innover, il faut maintenir un sentiment d’appartenance», explique Grégoire Epitalon.
En France, le rythme n’est pas le même et la culture est différente. Les équipes se rencontrent et continuent de créer des liens autour d’une culture commune.
Bien plus que d’accroitre la productivité des entreprises, la mobilité valorise le bien-être des salariés.
Difficile de nier la corrélation entre le bien-être et la productivité. Si le salarié évolue au sein d’un environnement qui l’épanouit, il va nécessairement être plus efficace dans son travail. Et aujourd’hui l’épanouissement au travail de la nouvelle génération passe par la mobilité…
Selon une étude réalisée par trois chercheurs de l’Université de Warwick en Angleterre, la productivité des salariés qui se disent «heureux au travail» est de 12 % supérieure à celle des autres.
Alors comment les entreprises peuvent-elles favoriser ce sentiment de bien-être pour accroitre leur productivité? La réponse est la mobilité…
Laurence Vanhée le prouve. Fondatrice de Happyformance et Chief Hapiness Officer (et non DRH), elle a mené une expérience à taille humaine au sein du ministère de la Sécurité Sociale belge. En quatre ans, elle a transformé ses employés en véritable témoin du lien bonheur-productivité. L’experte du bonheur a proposé à 92 % des 1 400 salariés de télétravailler: 69 % d’entre eux ont acceptés. Voici les résultats:
Plus précisément:
Un budget de 10 millions d’euros (déménagement, nouveaux outils technologiques, nouveaux mobiliers, dématérialisation, salaires des consultants et des volontaires…) a permis d’atteindre des résultats remarquables et un retour sur investissement.
L’équation «Liberté + Responsabilité = Performance + Bonheur» a fonctionné.
Très concrètement, au niveau financier :
- six millions par an de frais locatifs pour la période 2009-2011 et neuf millions cumulés à partir de 2012 (passage de six bureaux pour dix personnes)
- 30 % de frais de maintenance et de nettoyage en moins, alors que l’ensemble des bureaux est entièrement nettoyé quotidiennement
- 78 % de frais d’impression en moins (passage de 435 imprimantes à 45)
- 80 % de frais téléphoniques en moins (appels gratuits entre collègue, utilisation de direct chat et des réseaux sociaux)
- 35 % de frais de petits matériels de bureaux en moins alors que tout le stock est en libre service
Au niveau du bien-être au travail:
- 88 % des collaborateurs sont «heureux à très heureux» de travailler au sein de leur organisation
- le taux d’absentéisme est 6 % inférieur à la moyenne fédérale et en baisse de 26 %
- le taux de candidatures spontanées est de 90% (contre 17 % en 2005)
- le taux d’absentéisme est 20% inférieur à la moyenne des autres organisations fédérales
- 92 % des collaborateurs peuvent télétravailler. 69% (en incluant les travailleurs mobiles) le font et ce jusqu’à trois jours par semaine
Les collaborateurs ont tenu un discours très positif à l’égard du projet. Le ministère a tout de même rencontré des difficultés. Face au changement, des talents sont partis pour s’épanouir dans une autre fonction, des collaborateurs n’ont pas adhéré à la nouvelle culture ou ne s’y sont pas retrouvés. Comme dans toute révolution culturelle et organisationnelle, le dialogue social est indispensable pour un succès durable.
Ils témoignent…
Lise travaille pour une agence web située à Limoges. Pour booster l’image de l’entreprise et lui donner une plus grande notoriété, les recruteurs ont sélectionné le profil de la jeune femme pour qu’elle travaille depuis sa ville: Bordeaux. Depuis plus de deux ans, elle se rend à Limoges une fois par semaine et le reste du temps, elle alterne entre espace de coworking et son domicile.Elle explique ce qu’elle aime dans son mode de vie.
Antoine Beguerie est salarié au sein d’un cabinet de conseil en management à Paris. Quand il veut (et où il veut), et en accord avec son client et son cabinet, il effectue son travail à distance, soit chez lui soit depuis un espace de coworking. Cela représente environ trois jours de sa semaine.
Alors, si un salarié mobile est plus productif et impliqué dans l’entreprise, pourquoi ne pas (vraiment) prendre en compte ce désir?
Pour correspondre aux usages mobiles, l’accès et le partage des données sont nécessaires. Le défi pour les responsables d’entreprise est donc de rendre le système accessible et poreux à la fois.
Avant tout, le salarié peut être nomade car il est connecté. Il peut accéder aux données de l’entreprise depuis n’importe quel endroit et n’importe quel appareil (smartphone, tablette, ordinateur). Celles-ci n’étant plus concentrées en un même endroit, leur protection requiert une attention particulière.
Un système d’information accessible depuis l’extérieur de l’entreprise nécessite un investissement minimum. Pour certaines entreprises, celui-ci sera plus important si elles ont accumulé un retard depuis les vingt dernières années. À l’Office 64 de l’Habitat, «pouvoir sécuriser le réseau interne n’a pas encore été abordé» précise la DRH pour qui la sécurisation informatique représente le plus gros frein.
Zoom sur ces plateformes qui inquiètent, dont le cloud.
Au delà de l’aspect technique, Grégoire Epitalon, consultant au LBMG Worklabs, considère davantage le problème de sécurité comme un soucis d’éducation plutôt que technique. «Le défi de la sécurité, c’est comment sensibiliser les collaborateurs sur le fait de se connecter n’importe où.»
Pour lui, les freins à la mobilité sont d’ordre culturel et il les considère comme des prétextes: «on brandit le risque de la sécurité des données, des accidents du travail pour ne pas mettre en place cette mobilité mais ces risques sont déjà là, mobilité ou pas.»
À l’air du big data, l’aspect technique est à prendre en compte et creuse encore un écart entre les entreprises: celles qui ont pu investir sont plus sereines et peuvent se focaliser sur la dimension humaine.
La réticence des entreprises face aux travailleurs nomades naît d’un besoin de contrôler. On assiste à une illusion du «management à la française» qui consiste à croire que lorsque les gens sont présents, on maîtrise les performances et les risques. L’expert en mobilité affirme qu’au contraire «le système hiérarchique est parfois déresponsabilisant.»
Dans un monde décloisonné, les salariés de demain se retrouvent autour du partage de connaissance et de savoir-faire plutôt que sur un lieu physique.
Les travailleurs nomades sont alors un facteur de performance qui assure une rentabilité sur le long terme à l’employeur. Leurs besoins et leurs valeurs offrent une opportunité de croissance incontestable.
Enjeu d’attractivité et d’innovation, rétention des nouveaux talents, réduction des coûts et réorganisation de la hiérarchie, le nomadisme s’impose comme la révolution des entreprises.
Face à un ensemble hétérogène, le nomadisme s’impose progressivement à toutes les entreprises. Bien plus que l’univers du travail, les travailleurs nomades induisent une nouvelle manière de vivre.
Les travailleurs nomades chamboulent l’univers du travail mais ils modifient aussi lentement toute la société. Architectes des modes de vie de demain, ils réinventent et construisent les nouvelles pratiques.
Le travail nomade ne se résume pas à se déplacer dans un espace plus large ni d’aller à des milliers de kilomètres. Il représente un mode de vie et suggère un nouvel état d’esprit général.
Sphère privée et professionnelle, paysages urbain, territoires, écologie: les travailleurs nomades interagissent entre plusieurs dimensions.
Le travail nomade a des conséquences sur la société elle-même puisqu’il modifie directement le rapport à la vie privée et professionnelle.
En ce temps «d’hyperconnexion», la frontière entre les deux entités est moins stricte, l’une et l’autre étant autant fondamental.
Une souplesse d’organisation
Plus libres, les salariés nomades peuvent inclure des taches du quotidien relevant du domaine privé dans leur journée. Par exemple, ils peuvent effectuer des courses pendant une pause, s’occuper de enfants etc. Ils peuvent aussi choisir de commencer la journée plus tôt si une contrainte s’impose à eux plus tard, gérer leur temps de pause, souvent jugé trop long.
Un travailleur nomade peut donc moduler sa journée comme il le souhaite tant que ses objectifs sont atteints.
Mêler vie privée et vie professionnelle n’est pas vraiment nouveau. De tout temps, le travail a empiété sur la vie privée des agriculteurs dépendant de leurs bêtes, des commerçants victimes de l’affluence dans leur boutiques à l’heure de fermeture, etc.
Pour le travailleur nomade, la nouveauté est l’(omni)présence des technologies qui réunit le lieu de travail et le lieu de vie.
Cependant, pour préserver le bien-être des travailleurs nomades, des limites entre travail, famille, loisir sont nécessaires. Le cadre législatif vise à réguler les débordements possibles avec des mesures comme celle du droit à la déconnexion.
Le droit à la déconnexion permet à un salarié de ne pas être en permanence joignable pour des motifs liés à son activité professionnelle. Il peut, et doit, se couper des outils de communications numériques qui le relit à son travail (smartphone, internet, email…) après les horaires fixés.
Instauré par la loi du travail d’août 2016, le droit à la déconnexion se veut garant du temps de repos des salariés pour un meilleur équilibre entre leur vie professionnelle et personnelle.
Jacques Etcheto, cadre directeur des agences Aquitaine de Fransbonhomme, le premier distributeur de matériaux pour le bâtiment, fait parti de ceux qui ont du mal à décrocher. Il constate une différence dans sa gestion de son temps libre depuis qu’il est équipé d’un ordinateur portable et d’un smartphone pro. Le soir, les alertes mails font irruption dans ses moments détente. Soucieux, il ne peut s’empêcher de les consulter et ouvre son ordinateur pour les traiter. Le scénario se répète aussi le week-end: la possibilité de consulter ses mails pour anticiper la semaine «l’oblige» à travailler.
Selon un sondage de l’Institut Français d’Opinion Publique (IFOP), la possession d’un outil numérique est un facteur de stress pour plus d’un français sur deux. Et la corrélation est facile entre stress, dépression, risques de burn-out et donc perte de productivité pour l’entreprise.
Un mélange hasardeux
La frontière entre le travail et la vie personnelle peut vite devenir confuse, voire inexistante. Il dépend aussi du dosage et du «degré» de mobilité du salarié.
Selon l’étude de l’OIT et d’Eurofound «travailler en tout temps, en tout lieu: les effets sur le monde du travail», les employés considérés comme «très mobiles» sont plus touchés par ce mélange vie privé- viepro et sont plus sujets au stress. Aussi, 42 % des salariés « très mobiles » déclarent se réveiller plusieurs fois par nuit contre 29 % pour les salariés qui se rendent sur leur lieu de travail. Il y a alors un lien de cause à effet sur ces ressentis: la connexion allonge la durée du travail et entraine le chevauchement entre le travail rémunéré et la vie privée.
« Big Brother is watching you»: science-fiction devenue réalité?
Dans son roman de science-fiction 1984, publié en 1949, George Orwell prédit une ère d’ultra-surveillance, sous l’oeil de « Big Brother », ce dictateur qui espionne à travers les écrans les faits et gestes de chacun. La devise « Big Brother is watching you » (« Big Brother vous regarde »),placardée partout dans les rues, rappelle l’omniprésence de ce regard malveillant, cet oeil braqué sur les citoyens. Cette dystopie de la surveillance n’est pas (encore) réalité mais les dérives sont présentes.
Au détriment de leur temps de repos, ces salariés empreints de mobilité craignent parfois une sorte de surveillance arrangée. Pendant sa pause déjeuner, Jacques, ce cadre de 50 ans, craint de manquer un appel de peur que l’on pense qu’il fasse une sieste…
Dans son rapport officiel de 2015, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) recense les « nouvelles tendances »: les salariés sont maintenant géolocalisés par leur smartphone ou bracelet connecté et non plus par leur véhicule. Le nombre de plaintes «relatives aux nouvelles techniques de surveillance via une application sur smartphones ou une webcam» a aussi augmenté.
Environ 500 plaintes dénoncent les dispositifs vidéo filmant les salariés sur leur lieu de travail mais l’accès à la messagerie par les employeurs et la prise de contrôle à distance des postes de travail sont aussi pointés du doigt. Par exemple: «Madame T. signale à la CNIL un transfert automatique de tous les courriels reçus sur son adresse mixte (professionnelle et personnelle) vers l’adresse de sa supérieure hiérarchique, et ce sans information préalable.» La CNIL intervient pour alerter l’employeur sur ces pratiques excessives et nuisibles pour la vie privée de l’employé.
Comme le droit à déconnexion, la CNIL veille au respect entre la sphère privée et professionnelle.
Le Code du Travail fixe aussi des limites pour préserver le bien-être du salarié. Il fixe la durée maximale légale à 10 heures pour une journée de travail et de 48 heures pour une semaine. Légalement, n’importe quel salarié doit bénéficier d’une durée de repos de 11 heures consécutives.
Aujourd’hui, le travail a perdu son monopole du rôle social : la population accumule les centres d’intérêts et les loisirs ce qui multiplient les sources de reconnaissance sociale. Le quotidien s’articule désormais autour de ces diverses temps sociaux. Il s’agit alors de distinguer le temps de travail rémunéré, le temps de travail non rémunéré et le temps du non-travail.
Le travail nomade offre la possibilité de gérer son temps et de concilier facilement la vie privée et professionnelle. Pour conserver un bon équilibre, des outils et mesures existent pour contrôler les dérives.
Si les travailleurs nomades modifient le rapport au temps, ils modifient aussi celui à l’espace.
Les modes de travail évoluent, les espaces de travail évoluent
L’émergence de nouveaux modes de travail transforme les bureaux. Le lieu destiné au travail doit muter vers un lieu de vie où les usages sont prioritaires sur les mètres carrés. Aujourd’hui, les travailleurs nomades privilégient l’accès à la propriété. Alors, adopter des bureaux adéquat aux nouvelles mentalités augmente l’efficacité d’une entreprise mais surtout modifie le paysage urbain quotidien en profondeur.
Si le travail s’effectue de partout, quelle valeur pour les bureaux d’entreprise? Il doit être aussi confortable que chez soi, aussi collaboratif et convivial qu’un espace de coworking et aussi opérationnel qu’en entreprise…
Les nouvelles conceptions d’aménagement (re)définissent, bien plus que l’espace bureau, un paysage urbain.
Le poste de travail unique est en train de s’éteindre donner vie aux «bureaux intelligents», partagés et flexibles, favorables à l’innovation et à la collaboration.
De plus, les nouvelles infrastructures destinées aux travailleurs nomades se multiplient pour répondre au mieux à leurs besoins. Le travail dématérialisé nécessite des espaces propices à l’échange et qui permettent de se retrouver, d’organiser des réunions ou d’autres événements. Le salarié nomade cherche la meilleure disposition spatiale où il pourra s’épanouir.
Un bureau repensé et des structures émergentes; toute cette typologie d’espace s’immisce dans l’horizon urbain de demain.
Les principes structurants de l’immobilier remis en cause
Pour s’adapter aux besoins de la génération Y, l’immobilier doit cesser d’être immobile… incroyable mais vrai. Le travail nomade questionne le rôle de l’entreprise physique et le schéma de l’implantation unique.
L’immobilier d’entreprise doit lui aussi se mettre à l’heure de la flexibilité. Le secteur doit se réinventer aux vues des nouvelles fonctions: un bâtiment n’égale plus à une activité, un bureau ne convient plus à une seule personne etc.
La demande d’innovation, qui inclue ces nouvelles façons de travailler, est fortement appuyée dans ce domaine. C’est dans cette initiative que s’inscrit le projet Réinventer Paris par exemple. Cet appel à projet urbain pour transformer la ville témoigne de ce besoin de (re)construction du secteur. «Il convient aujourd’hui de trouver les nouvelles manières collectives de travailler, qui donneront sa forme à la métropole du futur», souligne Anne Hidalgo.
Aurelie Deudon, responsable de Second Desk à Gecina, une entreprise foncière qui gère du patrimoine de bureaux majoritairement en Ile-de-France, affirme que le taux d’occupation des bureaux passe au dessous de 50 % avec la montée du nomadisme. «Aujourd’hui, il faut que les entreprises justifient le déplacement des salariés jusqu’au siège,» explique-t-elle.
L’enjeu de l’immobilier d’entreprise est de comprendre ces transformations et d’avoir une offre qui corresponde: «il faut passer d’une relation B to B (l’ensemble des activités commerciales nouées entre deux entreprises, ndlr) à une relation B to B to C (l’ensemble des relations qui unissent les entreprises et les consommateurs finaux, ndlr) où il faut prendre en compte l’usager final qui est le salarié de l’entreprise,» précise la responsable de Gecina.
Si l’immobilier d’entreprise doit se modifier structurellement, le modèle du quartier d’affaire est-il devenu vétuste?
Les travailleurs nomades abolissent les règles du bureau fixe, du créneau horaire 9h-17h et la hiérarchie pyramidale. Moins ancré dans un espace géographique, le travail n’est plus concentré en un seul point. Alors, les grands pôles d’affaires sont-ils toujours légitimes?
Symboles de puissance étatique, les quartiers d’affaires n’échappent pas aux questionnements sur leurs avenirs.
Depuis leur construction massive dans les années 70, les pratiques ont beaucoup évolué et les espaces proposés ne sont plus adaptés. Ces immeubles doivent intégrer progressivement des espaces collectifs de collaboration et de détente, se moderniser. Sur un total de trois millions de mètres carrés de bureaux au quartier de La Défense à Paris, très peu sont pensés de manière flexibles et réversibles.
Jean-Louis Missika, adjoint au maire de Paris chargé de l’urbanisme, de l’architecture et des projets du Grand Paris a confié une étude à l’Atelier International du Grand Paris sur l’avenir de ces quartiers d’affaires.
Résultat: ils vont devoir se modifier en profondeur pour devenir «des écosystèmes économiques et non plus des concentrations d’entreprises.» Réponse historique à un siècle prospère du post-fordisme, les quartiers d’affaires ne sont plus en harmonie avec les modes de travail.
En opposition à cette théorie d’obsolescence, ou d’anachronisme, les quartiers d’affaires illustrent les avantages de la concentration physique des entreprises: la spécialisations, l’interaction, l’échange, le matériel…
Selon Aurélie Deudon de Gecina, «le quartier d’affaires à un bel avenir s’il intègre ces nouvelles attentes du travail.»
Les quartiers d’affaires en construction aujourd’hui intègrent cette nouvelle approche du travail. Il représente justement un moyen de tendre vers une ville connectée où l’accès, la mixité et les échanges sont favorisés.
Ces quartiers peuvent être des véritables tremplins pour dynamiser une ville. Il doivent être penser de manière modulable, flexible et connectée pour répondre aux besoins des travailleurs nomades et des «digital native» qui vont s’emparer du marché du travail. C’est là aussi une question de génération: les premières tours de La Défense sont sorties de terre en 1965 et ont besoin d’être repensées par rapport aux nouveaux modes de vies.
Les travailleurs nomades influencent notre paysage urbain par des actions quotidiennes. Nouveaux bureaux, naissance de nouveaux espaces et remodelage des anciens, ils dessinent la ville de 2050.
La vague du salarié nomade ne se restreint pas au travail et touche également les territoires. Les villes et les villages de demain s’articulent autour des technologies, des nouveaux modes de travail et de consommation (économie collaborative, du partage, sociale et solidaire). Les territoires sont aussi confrontés à la flexibilité spatio-temporelles du travail.
Aujourd’hui, comment les territoires ruraux restent-ils attractifs et saisissent-ils la transition numérique?
Selon Philippe Vidal, maître de conférence à l’Université du Havre et spécialiste des relations entre le numérique et l’aménagement du territoire, «la question en jeu est davantage celle de la moindre connectivité que celle de la fracture numérique.» Le travail nomade peut être un outil d’aménagement du territoire puisqu’il permet à des actifs de peupler des régions moins favorisées.
Fin dans années 90, le numérique est perçu comme un moyen de réinstaller du travail dans les territoires moins attractifs, plutôt ruraux. Les télécentres se sont développés. Ils peuvent être comparés à des espaces de coworking aujourd’hui avec quelques modifications: «les télécentres mettaient une coloration rurale alors que les espaces de coworking se positionnent plus largement dans les grandes métropoles françaises.» Aujourd’hui, le travailleur nomade travaille avec ses dispositifs personnels, ce qui l’éloigne des équipements collectifs dans les milieux ruraux.
La transition numérique, qui engendre une mutation structurelle de l’ensemble de la production, ne doit pas être considérée comme une menace pour ces territoires reculés. Elle permet leur désenclavement. Dans un rapport, l’Autorité des Régulation des Communications Electroniques et des Postes souligne que «l’accroissement continu des débits déjà observé en 2016 se poursuit» et qu’«après plusieurs années de stagnation, ils augmentent également en zone rurale.»
Les travailleurs nomades imposent un enjeu démographique à ces territoires. Selon une étude BVA, 65% des français aspirent à vivre à la campagne. Les zones reculées doivent donc être en capacité d’offrir les équipements nécessaires.
Le rapport à l’espace se modifie au contact du numérique: la façon de vivre sur les territoires, de les parcourir, de consommer, de travailler, d’établir des liens sociaux…
«Le numérique a introduit une autre dimension et a complètement changé la façon dont on vie, comme la voiture l’a transformé à l’époque: le numérique c’est pareil, voire plus», souligne Philippe Vidal.
Les travailleurs nomades modifient directement le rapport à l’espace. Les territoires sont en pleine mutation pour suivre les nouveaux modes de vies. Par leurs pratiques, les salariés nomades oeuvrent aussi pour un bien commun: la santé de la planète...
Toutes les évolutions numériques permettent à un salarié de travailler depuis un autre que lieu que celui de l’entreprise et favorisent son bonheur… et celui de la planète. Explications:
La pratique du travail nomade est donc économique pour l’entreprise. Comme dit précédemment, elle permet de réduire le nombre de locaux et les dépenses liées. Elle est aussi écologique: la diminution des espaces de bureaux réduit le besoin d’éclairage, de chauffage et de climatisation. En effet, les bâtiments sont responsables d’un quart des émissions de gaz à effets de serre.
Au delà du confort des salariés mis à mal par le temps de transports, la problématique climatique n’est pas négligeable
De fait, le travail nomade diminue les déplacements du collaborateur: la tache pouvant s’effectuer à distance.
Concrètement, l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie affirme qu’un employé français effectue en moyenne 25 kilomètres par jour pour un trajet domicile-travail. Il passe environ une heure dans les transports, dont principalement la voiture pour 72 % des français.
À l’heure où les pics de pollutions sont de plus en plus récurrents dans les grandes villes, le travail mobile s’avère être une solution efficace pour réduire l’émission de C02. Par exemple, en télétravaillant deux jours par semaine, un salarié économiserait 800 kg de CO2 par an, soit 10 % de son bilan carbone.
50% des émissions de CO2 sont liées aux déplacements professionnels
Le travail nomade est une démarche éco-responsable qui permet de limiter les déplacements vers l’entreprise. Le salarié y va moins souvent et se déplace vers des tiers-lieux plus proches de son domicile. À défaut de passer environ une heure dans les transports, le salarié peut mettre à profit ce gain de temps pour une activité professionnelle ou personnelle.
L’accès numérique des données de travail permet aussi de réaliser des économies de papiers. Même si les entreprises sont sensibles aujourd’hui à la consommation de papier, la numérisation des données accroit cette économie précieuse pour la planète.
Les travailleurs nomades sont les acteurs d’un changement sociétal profond. Avec la propagation massive des nouvelles technologies, une nouvelle façon de travailler, et de vivre est possible. Au coeur d’une transition technologique, sociétale et environnementale, ces nomades bousculent les codes.
Les nouvelles générations défient les modes de fonctionnements actuels et veulent sortir des schémas traditionnels. Si cette démarche de travailler «n’importe où et n’importe quand» engage le numérique, il n’en reste pas moins une volonté humaine. Elle vise à créer une communauté autour des salariés, où leur taux d’engagement au travail et dans la société est fort.
Avec la révolution agricole, les hommes s’installent et acquièrent des biens. C’est alors l’avénement de la propriété privée et des classes sociales. Arrive ensuite la révolution industrielle qui bouleverse le rapport à nos besoins: la production de masse est capable produire tout le nécessaire et génère un «boom» démographique. Aujourd’hui, la révolution numérique permet d’être nomade à nouveau. Demain, l’intelligence artificielle investira notre quotidien.
Et si cette intelligence serait le prochain tournant de l’Humanité?
Le salarié 3.0 part de chez lui en voiture autonome, direction l’espace collaboratif du quartier. Charly, l’intelligence artificielle avertit d’un changement d’horaire de réunion. À 15 heures, la journée terminée, il délègue à son collègue robot les tâches fastidieuses.
Alors, futur ou utopie?
*Illustrations ©Marine Mouysset